LES MILLE PARADOXES (Suite)
Quand la marée est trop belle
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fleuves est que les fonds et les parois
de la lagune ont été livrés plus libre¬
ment à la force excavatrice des cou¬
rants marins, que n'amortissait plus
le coussin des limons.
La lagune s'ouvre sur le large par
trois coupures du mince cordon de
dunes littorales. On appelle ces pas¬
sages les « ports ». Il en existe trois :
du nord au sud, les « ports » de Lido,
Malamocco et Chioggia.
Dès avant l'an mille, on se préoccu¬
pait à Venise de faire étudier les
remèdes possibles à l'ensablement
progressif de la bouche de Lido. Une
première mesure consista à fermer la
passe qui existait alors au nord de
S. Erasmo (en même temps qu'était
creusé un chenal nouveau pour que
puissent communiquer entre eux les
anciens bassins,
hydrologiquement
distincts, de la lagune nord). Ainsi, le
« port » de Lido devint-il le principal
accès de la lagune, aux dépens de
l'ancienne suprématie détenue par
Malamocco, siège, en un temps, de la
suzeraineté byzantine.
L'aménagement du troisième « port »,
celui de Chioggia, est récent. De
même, les très longs môles parallèles,
qui acheminent, depuis la mer ouverte,
le flux et le reflux à travers les trois
bouches et protègent celles-ci de l'en¬
sablement :
ils furent construits sous
les gouvernements autrichien et italien.
Les services rendus par ces ouver¬
tures de la lagune sont multiples.
D'abord, évidemment, elles permettent
le passage des navires, c'est-à-dire
rendent Venise capable de jouer le
rôle de grand port pour les hommes
et pour les marchandises qu'elle a été
dans l'histoire et garde l'ambition
d'être aujourd'hui et demain. Mais leur
fonction sans doute la plus importante
est d'ordre hydrodynamique. C'est à
ses « ports », en effet, que la lagune
de Venise doit d'être marine et vivante,
c'est-à-dire assainie par l'incursion
biquotidienne des courants de marée.
La marée est un mouvement verti¬
cal : si la lagune était une baie ouverte,
l'eau monterait et descendrait le long
des quais de la ville, sans courir à
travers les rii, c'est-à-dire les canaux
les plus étroits. S'ouvrant à la mer,
comme elle le fait, par d'étroits gou¬
lets, la lagune ne change de niveau
qu'avec un certain retard sur la mer.
Le décalage qui se produit alors met
en application le principe des vases
communiquants, dont l'un est ici de
volume pratiquement infini et l'autre
fini. L'eau de mer, au moment du flux,
est entraînée horizontalement à l'inté¬
rieur de la lagune (aidée ou contrariée
dans ce mouvement, selon les saisons
et les heures, par des agents météoro¬
logiques tels que la direction et la
vitesse des vents, la pression atmo¬
sphérique, etc.). Ainsi prennent nais¬
sance, à chacun des « ports », les
courants qui traversent la lagune et les
canaux des îles et viennent lécher la
terre ferme.
Plus on agrandit la superficie du
bassin, plus rapide est le courant.
Inversement, en rétrécissant le bassin
ou en y augmentant la proportion des
terres émergées, on ralentit le rythme
de la circulation marine. Mais on peut
le rétablir en modifiant le calibrage
des « ports ». Et, en tout cas, la hau¬
teur maximale de la marée dans la la¬
gune n'est pas influencée par l'aire du
bassin : elle ne dépend que de facteurs
astronomiques et météorologiques.
Les mesures les plus récentes du
courant de marée à l'entrée du Lido
indiquent qu'il peut être animé d'une
vitesse allant jusqu'à 2 mètres à
la seconde. Généralement, elle ne
dépasse cependant pas 1 m/s. Elle
décroît naturellement, à mesure que le
courant traverse la lagune et, surtout,
le dédale des canaux de la ville, jus¬
qu'à atteindre l'immobilité complète,
dans certains petits rii.
A la marée descendante, c'est au
tour de la lagune de se trouver à un
niveau momentanément plus élevé que
celui de la mer :
ses eaux se déver¬
sent donc au large, par les mêmes
ports, à une vitesse comparable et
en volume égal à celles qui, six heures
plus tôt, y ont pénétré.
C
E va-et-vient d'eau salée
joue un rôle capital dans la vie de
Venise. Il permet le nettoyage (les an¬
ciens disaient le « balayage ») de la
lagune et des canaux urbains, qui sont,
pour le moment, les seuls collecteurs
d'égouts de la ville et des villages
insulaires. L'oxygénation qu'il y engen¬
dre suffit presque à assainir les eaux.
La vitesse du courant, là où elle est
suffisante, effectue, dans les voies
d'eaux intérieures, un drainage régulier
qui peut suffire à les garder ouvertes.
Là où elle est trop faible, les canaux
s'engorgent et leurs fonds s'envasent
au rythme de 7 cm par an.
Cette animation des eaux lagunaires
n'est évidemment pas que bienfaisante.
Ces mêmes courants qui « draguent »
les rii rongent la base des bâtiments
qui les bordent. Une illustration specta¬
culaire des dégâts qui peuvent résulter
de cette agression insidieuse a été
offerte en juin 1950 et janvier 1952,
quand se sont écroulés dans le chenal
qui les baigne, à proximité de la bou¬
che de Lido, tout un pan de l'antique
forteresse S. Andrea et une culée du
pont S. Nicole.
De surcroît, les turbulences créées
par les courants n'érodent pas seule¬
ment les rives des îles, mais aussi les
« ports » de la lagune eux-mêmes, dont
le débit, ainsi progressivement accru,
accélère, à son tour, leur propre
vitesse. Phénomène qui
provoque
d'autres dangers.
Ainsi, ces courants, tantôt blâmés
pour leur mollesse, tantôt tenus pour
trop vifs et dévastateurs, ont-ils été
l'un des problèmes sur lesquels la
République de Venise a eu le plus de
mal à définir une doctrine satisfai¬
sante et définitive.
Il faut reconnaître que les « ports »
se font payer cher leurs services de
temps calme, en livrant la lagune et
l'habitat aux méfaits des « hautes
eaux », quand la mer et les vents se
déchaînent contre Venise. Alors les
Vénitiens voudraient que leur lagune
soit déliée de son alliance avec la
mer I
Mais, le beau temps revenu, il
leur suffit d'évoquer la mare stagnante
et fétide qu'elle deviendrait si elle était
séparée pour de bon du large pour
bénir à nouveau cette irrigation pério¬
dique de courants salés qui règle
depuis quinze siècles les mouvements
de leur vie et ceux de leur culture.
L'on pourrait penser que les volu¬
mes d'eau de mer entonnés dans la
lagune par les courants de flux, à
travers les goulets du littoral, se
mêlent et se fondent en une grande
masse. La réalité est fort différente.
Les eaux franchissent en même
temps les trois « ports », se répandent
dans la lagune à des vitesses diffé¬
rentes et viennent se rencontrer, sans
se mélanger, sur des frontières invisi¬
bles, le long desquelles leur mouve¬
ment de translation horizontale est
théoriquement nul. A marée descen¬
dante, les courants, inversés repartent
de ces lignes, dans des directions
divergentes, et repassent le « port »
par lequel chacun d'eux était entré.
Il existe donc deux « lignes de par¬
tage des eaux » qui divisent la lagune
en trois « bassins » de superficie iné¬
gale. Celui du nord (Lido), où se trouve
incluse la cité historique, occupe à lui
seul à peu près la moitié du cratère
lagunaire. Les deux autres (Mala¬
mocco et Chioggia) représentent res¬
pectivement environ 30 et 20 pour
cent de sa surface, terre, eau et
« barene » (îlots et hauts-fonds immer¬
gés ou non) comprises. La direction et
l'intensité des vents, entre autres fac¬
teurs d'instabilité, déplacent continuel¬
lement, encore que de façon transi¬
toire, la ligne de partage des eaux.
La circulation à travers la lagune,
pour les vaisseaux comme pour les
courants marins, se fait le long des
chenaux creusés, entre les hauts-
fonds, par la nature ou par l'homme.
Les cartes hydrographiques permet¬
tent de juger de leur nombre et de
leur cours habituellement tortueux.
Ceux qui suivent une ligne droite sont
artificiels et pour la plupart récents.
Ainsi, par exemple, le Canal Vittorio
Emanuele III, qui joint le débouché
occidental du Canal de la Giudecca à
Port Marghera.
Depuis que les grands navires pétro¬
liers empruntent ce trajet, via Porto di
Lido, encombrants et potentiellement
dangereux pour le centre historique
(s'ils brûlaient, explosaient ou se
contentaient simplement de laisser
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