LES MILLE PARADOXES (Suite)
Au cours de sa vie, le Vénitien
voit sa ville s'enfoncer de 20 centimètres
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Cette exception est cependant, si
.
l'on peut dire, de règle à Venise, où
l'acqua alta fait si bien partie des inci¬
dents coutumiers que le langage dis¬
tingue, des débordements normaux,
raisonnables, de la mer, les hautes
eaux « exceptionnelles » qui, outre¬
passant les usages et déjouant les
pr.otections traditionnelles, envahissent
les campagnes et noient les rez-de-
chaussée. Lorsqu'elles prennent des
dimensions de catastrophe, les Véni¬
tiens se posent avec angoisse les
questions dont dépend la survie de
leur ville et de leur culture.
Les hommes de science géogra¬
phes, océanographes, météorologistes
répondent que les phénomènes
responsables de l'acqua alta sont
multiples et que leur concomitance est
nécessaire pour que le fléau se pro¬
duise. Cette rencontre de facteurs
adverses ne peut être attribuée, dans
l'état actuel du savoir, qu'aux hasards
de la nature. Son éventualité est donc,
du moins pour le moment, imprévisible
à long terme. Mais une meilleure
connaissance de ses lois (maritimes,
lagunaires, astronomiques, atmosphéri¬
ques, hydrodynamiques) devrait per¬
mettre de l'annoncer avec quelques
heures d'avance, et d'en prévenir les
effets les plus dommageables.
Comme si le phénomène original
des « hautes eaux » ne suffisait pas
à rendre aventureuse l'implantation
humaine sur les côtes vénitiennes, la
conjonction continue d'un mouvement
général des mers dans le monde et
d'un mouvement particulier du sol
lagunaire vient ajouter ses effets
inexorables.
D'une part la montée générale du
niveau des mers résulte du réchauffe¬
ment progressif de la température à la
surface de la terre :
environ un
dixième de degré centigrade par siè¬
cle. Il s'ensuit une fonte progressive
des masses glaciaires, qui engendre
à son tour une augmentation du
volume des océans, et, donc, leur élé¬
vation au niveau des côtes.
A Venise, ce phénomène varie en
rapidité selon les périodes. Selon
l'estimation la plus générale, le rythme
actuel de montée des mers doit être
d'environ 11 mm tous les dix ans.
D'autre part, simultanément, certai¬
nes terres s'enfoncent. Les marégra-
phes installés dans la lagune de
Venise indiquent des élévations pro¬
gressives du niveau marin, qui sont
toujours supérieures à celles relevées
n'importe où ailleurs dans le monde.
On en a induit que le sol de la lagune
descendait continuellement. Les rele¬
vés effectués ont établi qu'en 53 ans
(de 1908 à 1961) les points de repère
contrôlés de Venise s'étaient abaissés
de 8 à 18 cm, selon les localités.
Certaines trouvailles archéologiques
sembleraient indiquer que la vitesse
d'enfoncement de Venise s'est récem¬
ment accélérée. Par exemple, on a
retrouvé d'anciens pavages de la place
Saint-Marc dont le niveau par rapport
au pavage actuel dénote un abaisse¬
ment moyen du sol d'environ 11 à
12 cm seulement par siècle (au lieu de
30 cm, au rythme actuel). L'étude des
paysagistes vénitiens confirme cette
impression. Ainsi, le nombre des mar¬
ches émergées devant des églises
peintes 'par Canaletto ou Bellini et la
marque du nivead moyen de la marée
qui y est reproduite (trace verdâtre à
la base des murs), comparés à la
situation actuelle de ces repères,
seraient les signes d'un taux moyen
d'affaissement du sol de 12,50 cm par
siècle, depuis leur temps.
S.
I
la mer s'élève d'à peu
près un centimètre tous les dix ans, et
que le sol vénitien s'affaisse de deux,
les habitants des îles et de la terre
ferme se rapprochent de l'eau à rai¬
son d'environ trois centimètres tous
les dix ans, soit plus de 20 cm au
cours d'une vie d'homme de notre
temps. Et les bâtiments s'enfoncent au
rythme d'un étage entier par millénaire.
L'abaissement du sol de la cité et
de la lagune serait dû à des causes
tant naturelles qu'artificielles. Parmi les
causes naturelles, l'on incrimine non
seulement des phénomènes tectoni¬
ques profonds mais aussi le tassement
des matériaux alluvionaux et marins
qui constituent le piédestal de Venise.
Les causes artificielles sont celles
qui font le plus parler d'elles, bien
qu'elles laissent en général une large
marge à l'hypothèse. La première tien¬
drait au détournement des fleuves qui
aurait privé le sol de Venise du ravi¬
taillement en alluvions qui pourrait
compenser son tassement naturel. La
seconde,
au poids excessif des
constructions nouvelles qui a pu accé¬
lérer le tassement : alors que la Venise
primitive était surtout faite de bois, la
prospérité a permis à la République
l'importation de pierre d'Istrie, de mar¬
bre, etc. De surcroit, l'on a observé
que Ma'rghera s'était enfoncée plus
vite que Saint-Marc, pendant la période
de son développement intensif, quand
des usinés y ont été installées.
Autre cause possible d'affaissement
du sol de Venise : le pompage exces¬
sif des nappes phréatiques sous la
lagune et dans les environs. L'extrac¬
tion de l'eau du sous-sol a été effec¬
tuée, depuis les temps les plus
reculés, par les puits artésiens qui
alimentent la cité et l'arrière-pays.
Mais des quantités infiniment plus
grandes sont tirées pour satisfaire les
besoins récents de l'industrie installée
en terre ferme.
De même, il a été suggéré que le
forage de puits de méthane dans la
région proche pouvait avoir contribué
à l'abaissement des sols. Ces hypo¬
thèses se fondent, en particulier, sur
l'expérience acquise dans la vallée du
Pô (où les forages d'eaux méthanifères
ont été interdits par les pouvoirs
publics, à la suite d'affaissement de la
surface atteignant, en certains endroits,
40 cm par an).
La chronique ancienne de Venise
témoigne que l'acqua alta a accompa¬
gné la vie des Vénitiens depuis les
premiers âges ,de leur histoire et
qu'aucun siècle n'a connu de répit.
Que l'on en juge : en 589 « Nous ne
vivons ni dans l'eau ni sur la terre »
disait la population, citée par Paolo
Diácono dans son « Historia Lango-
bardorum » ;
en 782 environ « Il y
avait de l'eau en telle abondance que
presque toutes les îles furent submer¬
gées » ; en 875 « L'eau inonda toute la
ville, elle pénétra dans les églises et
dans les maisons » ; en 1102 tremble¬
ment de terre et grande inondation.
1960, l'eau arrive 'à 1,45 mètre;
1966, l'eau arrive à 1,95 mètre; 1967,
l'eau arrive à 1,45 mètre.
Au cours des cent dernières années,
l'eau à Venise a dépassé de plus de
1,10 m le niveau moyen non moins de
58 fois. Or, sur les 58 inondations de
plus de 1,10 m enregistrées depuis
cent ans, 48 se sont produites au cours
des trente-cinq dernières années, dont
30 dans les dix dernières années.
Ces inondations presque chroni¬
ques, devenues une partie obligée du
« pittoresque » de Venise, sont, en
réalité, alarmantes en elles-mêmes, en
raison, d'abord, de leurs conséquences
sur la vie économique et sociale : rez-
de-chaussée inhabitables,
humidité
constante, communications coupées.
Cette évolution explique, pour une
part, la désertion progressive du cen¬
tre historique par ses habitants : les
Vénitiens qui quittent Venise pour aller
vivre en terre ferme ne le font pas
parce qu'ils ont peur d'être noyés une
fois tous les dix mille ans, mais parce
qu'ils en ont assez de se mouiller les
pieds tous les jours.
Merveilles d'antan le long du Grand
Canal : à droite, détail de la Ca
d'Oro (voir page 4), en face de
laquelle s'élève le somptueux
Pesaro, palais de la fin de la
Renaissance. S'ils animent le ciel,
les gracieux pigeons, chers aux
Vénitiens, dégradent gravement les
édifices (voir article page 20).