RENDRE A VENISE
UNE NOUVELLE JEUNESSE
V
ENISE qui meurt ce n'est
pas seulement leksol qui s'enfonce et
la mer qui monte, les arbres qui se pul¬
vérisent et les fresques qui s'effacent.
Ce sont aussi les édifices qui prennent
lentement des allures de ruines et des
senteurs de pierres mortes parce que
personne n'y habite.
L'insularité qui avait fait la fortune de
Venise est devenue, avec le temps, un
grave handicap. Au cours des deux
derniers siècles, la ville a vu s'épui¬
ser progressivement les fonctions qui
découlaient de son ancienne position
de capitale d'Etat, puis celles qui la
qualifiaient comme chef-lieu de région.
Tandis que ses rivales de l'Italie sep¬
tentrionale bénéficiaient d'un rythme
de développement extraordinaire, l'an¬
cienne souveraine de l'Adriatique sem¬
blait manquer le tournant de l'économie
moderne et piétiner dans les limites
de son île devenue trop exiguë. Com¬
munauté de grands propriétaires ter¬
riens, de marchands et de juristes,
elle devint graduellement une cité
d'employés et de fonctionnaires.
Perdant de son importance dans un
monde en proie à la fièvre productrice,
sans pour autant s'appauvrir vraiment,
l'antique seigneurie a souffert, depuis
la chute de la République et jusqu'à ce
jour, d'une certaine conscience de dé¬
classement. D'où la tentation de s'iso¬
ler de plus en plus dans le maintien
systématique des traditions d'un passé
illustre et le dédain des nouveautés.
« Venise », a écrit Mary Mac Carthy,
« a toujours été une mère nourricière
de vieillards. » L'on venait peut-être
mourir à Venise, mais on y mourait
tard. Titien s'y est éteint à cent ans,
mais encore fallut-il la peste. Aujour¬
d'hui encore « l'on y vieillit bien »,
disent ses gentilshommes dont on ne
devinerait pas l'âge.
Les statistiques concernant l'évolu¬
tion démographique de Venise nous
apprennent qu'entre 1871 et 1951, la
population a augmenté de 100 pour
cent. Mais il est important de préciser
que ces chiffres concernent la com¬
mune de Venise dont l'étendue com¬
prend, outre le centre historique et les
îles Murano et Burano, l'estuaire ainsi
que la Terre ferme composée de Mar-
ghera et des anciennes communes
Depuis 10 ans, Venise a perdu
40 000 habitants. Si les Vénitiens
désertent leur ville, c'est parce qu'ils
sont « las de se mouiller les pieds
tous les jours ». A gauche, traversée
de la place Saint-Marc par hautes eaux.
avoisinantes rattachées à la Républi¬
que sérénissime. Entre cette même
période, alors que la population de
Terre ferme augmentait de 481 pour
cent, celle du Lido et de Malamocco
de 654 pour cent, la population du cen¬
tre historique ne croissait que modes¬
tement au taux annuel- moyen de
1,2 pour cent. ' ..
' . '
,
Mais à partir de 1951, la situation
s'est radicalement modifiée. Depuis
cette date, tandis que la croissance
se poursuit en Terre ferme et dans
l'Estuaire, la population de la partie
insulaire de la commune diminue
constamment. Le secteur formé par
le centre historique et les îles de
Murano et Burano est ainsi passé de
191 200 habitants en 1951 à 135 900 en
1966.
C,
I ETTE évolution représente
une perte moyenne de 3 500 habitants
par an. Au cours des dix dernières
années, la population totale de la com¬
mune a augmenté de 31 000 person¬
nes, dans le même temps que le centre
historique en perdait près de 40 000.
Si
cette déperdition démographique
devait se poursuivre au rythme moyen
de 2 000 habitants par an, l'ancienne
Venise ne compterait, en 1981, plus
que 97 800 habitants,
c'est-à-dire
qu'elle aurait perdu plus de la moitié
de sa population en 30 ans. Il y aurait
plus de vieillards que d'enfants et plus
de femmes que d'hommes.
44 pour cent de ceux qui désertent
le centre historique ont moins de
30 ans et 71 pour cent ont moins de
45 ans. Le mouvement d'émigration
affecte donc essentiellement les cou¬
ches les plus jeunes de la population.
Les effets du vieillissement sur la
capacité économique sont notoires. La
proportion des vieillards inactifs par
rapport aux personnes actives était de
13 pour cent dans le centre insulaire
en 1951. Elle est montée aujourd'hui à
plus de 19 pour cent.
Où vont les Vénitiens qui désertent
la cité historique 7 78 pour cent restent-
fidèles à leur commune et s'installent
en Terre ferme ou au Lido. Aujour¬
d'hui, en 1968, à peu près deux Véni¬
tiens sur trois habitent hors du centre
insulaire et vivent soit en Terre ferme,
soit sur le littoral.
Le nombre des emplois dans la
Venise insulaire n'a pas diminué au
cours des quinze dernières. années, au
contraire. Le développement le .plus
sensible s'est produit dans le com¬
merce de détail, l'hôtellerie, le crédit,
les assurances et les services variés.
Cette augmentation est due principa¬
lement à l'essor du tourisme.
Il arrive davantage d'étrangers en
juillet, août et septembre que pendant
les neuf autres mois de l'année pris
ensemble. Cette cóncenration saison¬
nière nuit gravement à l'équilibre de
la vie vénitienne et compromet celui de
son économie.
La concurrence des stations voisines'
est notoire. Venise a trop peu de
chambres à offrir en été, tandis que
plus de la moitié de ses hôtels sont
fermés l'hiver. L'amélioration des dis¬
ponibilités hôtelières est évidemment
fonction d'un étalement du tourisme
sur l'ensemble de l'année.
Contrairement à une opinion répan¬
due, le tourisme n'est pas la source
de revenus principale de la cité histori¬
que. Sa production artisanale et les
activités de son port commercial tien¬
nent une place aussi importante dans
son économie.
A première vue, l'évolution du tra¬
fic maritime n'offre aucun motif d'in¬
quiétude. Mais les perspectives ne
sont pas des plus rassurantes. Venise
a été pendant mille ans un des ports
les plus actifs du monde. Aujourd'hui
cependant, le port de Marghera, en
Terre ferme, joue un rôle prépondérant
comme port industriel ; de la nouvelle
Venise à l'ancienne, le rapport de la
capacité portuaire est de 15 millions
de tonnes à 1,8.
La moitié des activités économiques
de la commune vénitienne dans son
ensemble est liée au fonctionnement
des installations portuaires. Dans le
centre historique même, 20 à 30 pour
cent des chefs de famille doivent leurs
moyens d'existence à des emplois dé¬
pendant de la Station maritime. Si donc
la fonction portuaire du centre histori¬
que était destinée à péricliter, son des¬
tin démographique et social en serait
sûrement aggravé car c'est une pro¬
portion massive de sa population qui
se trouverait affectée par cette trans¬
formation .
économique. Il
est donc
normal que beaucoup de Vénitiens
choisissent alors de suivre en Terre
ferme les activités dont ils tirent leurs
revenus.
Etant donné, d'une part, que le
nombre des emplois dans le centre
insulaire s'est accru depuis 1951 et
que, d'autre part, le nombre des
personnes « employables » a diminué,
il y a actuellement plus d'emplois dans
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