10 000 CHEFS-D'jUVRE (Suite de la page 22)
450 palais, 200 églises en danger
géante de Nicolo Bambini, Moïse et le
Père éternel, qui orne le centre de la
voûte, lorsque l'on entreprit de la dé¬
poser pour les besoins de la restau¬
ration, plus de cinq cents kilos de
fientes I
Mais ce ne sont là que dégradations
évidentes, que tout le monde peut
constater. Sans toutefois minimiser
leur importance, elles ne doivent pas
faire oublier nombre de causes et de
phénomènes physico-chimiques dont
l'action, lente et insidieuse, invisible
presque, n'en est que plus terrible.
Rien, à Venise, n'est épargné, pas
même les chevaux de bronze qui cou¬
ronnent le portail central de la basili¬
que de San Marco. Il ne serait, pour
s'en convaincre que de citer quelques
noms, autant de cas typiques des ma¬
ladies dont souffre la ville tout entière
de Venise :
la Porte des Fleurs de la basilique
est fissurée, colonnes et chapiteaux
menacent de s'effondrer ;
la colonne Contarini (17e s.), à Mu-
rano, se désagrège ;
les sculptures gothiques des Frari
se délitent sous l'action des agents
atmosphériques et disparaissent sous
les fientes des pigeons ;
les peintures murales (dues à Fabio
Canal) de l'église San Martino di Cas-
tello moisissent ;
le triptyque en surplomb et les
anges de l'autel de Tullio Lombardo
(fin 15e s.) et les boiseries des cha¬
pelles se dégradent ;
les toiles exposées dans les sacris¬
ties des églises sont noircies et dans
un état déplorable ;
la Scène de la Pâque hébraïque, de
Pietro Malombra et Antonio Vassilacchi
(l'Aliense, 16e s.) à San Pietro di Cas-
tello, la voûte peinte, d'Antonio Fu-
miani (trente ans de travail, de 1680 à
1704), à San Pantaleone, les toiles de
Veronese, au Palazzo Trevisano de
Murano, celles du Tiepolo, les fres¬
ques de San Sebastiano...
les sculptures monumentales de la
Salute menacent à tout instant de tom¬
ber (l'une d'elles s'est déjà détachée
en 1966);
la Ca d'Oro, Santa Maria dei Mira-
coli (fin 15e s.), l'église des Terese...
Et la liste pourrait s'allonger encore :
Venise possède plus de 10 000 monu¬
ments et
d'art classés ! Chacun
de ceux-ci pose un problème particu¬
lier, parfois plusieurs à la fois, qu'il
importe de résoudre. Nulle autre part
au monde n'existe une telle concentra¬
tion de chefs-d' ou d'
caractéristiques d'une époque ou d'un
style.
Venise, derrière le masque de ses
séduisantes façades, considérée de
près, offre un visage mutilé. Corro¬
sions et pollutions amorcées de lon¬
gue date (en fait, depuis la fondation
de la ville) ou récemment déclarées,
souvent en foudroyante progression,
l'attaquent dans ses murs et dans ses
décors. La situation de Venise fait
qu'elle réunit malheureusement toutes
les conditions d'un rapide et inexorable
pourrissement.
En ce qui concerne l'affaiblissement
des structures et les maladies de la
pierre, on en a scientifiquement déter¬
miné les causes et l'on sait le traite¬
ment à appliquer. On a appris à
combattre le redoutable « thiobacil-
lus » et les bactéries nitrifiantes, à
soigner de leur lèpre marbres et gra¬
nites, à nettoyer les peintures et à les
protéger, à assécher et à raviver les
fresques...
ALGRE tout cela, Venise
perd chaque année 6% de ses
en marbre, 5 % de ses fresques, 3 %
de ses tableaux sur toile et 2% de
ses peintures sur bois. La proportion
est énorme. A ce rythme, dans trente
ans, il ne restera qu'à peine la moitié
de tout ce qui fait qu'aujourd'hui
Venise est « un joyau sans pareil ». Et
nous ne comptons pas bibliothèques,
archives et objets artisanaux ou
« trésors » qui, à un rythme semblable,
disparaissent...
La conservation et la restauration de
toutes les
d'art de Venise pose
aux spécialistes de multiples problè¬
mes, tant à l'architecte qu'à l'hydro¬
graphe et à l'urbaniste. De nombreuses
ont déjà été sauvées (toiles
détachées de leur support, roulées et
restaurées, fresques asséchées, mai¬
sons consolidées, etc.) par les Sur¬
intendances des Monuments et Beaux-
Arts. Mais le travail qui reste à faire
demeure immense : plus de 450 palais
ou maisons anciennes,
plus de
200 lieux de culte et églises sont en
danger I
Sur les aspects techniques que la
sauvegarde de ce patrimoine artisti¬
que et culturel représente, viennent se
greffer des problèmes de crédits, d'ex¬
propriation, de relogement, de fiscalité,
d'urbanisme et d'administration...
Venise, cependant, ne veut pas se
contenter d'être un musée. Sa popula
tion n'est pas composée que d'esthè¬
tes et de conservateurs. Les exigences
de la vie moderne demandent que des
améliorations constantes soient faites,
pour le logement, pour les implanta¬
tions d'industries (pour donner du tra¬
vail à la population et permettre à la
ville de vivre), pour les moyens de
transport et les communications.
Ville musée, la « Ciuttà nobilissima
et singulare » de Sansovino ne se
veut pas en retard sur son temps. A
l'alternative posée, sauver les pierres
ou sauver les habitants, une seule ré¬
ponse : Venise doit rester elle-même,
évoluer sans renier son passé. Venise
sans habitants ne saurait plus être
Venise. Venise sans ses monuments et
son cadre ne saurait plus être Venise.
L'alternative ne peut être retenue.
Alors, comment concilier la sauvegarde
de son patrimoine et les exigences de
l'évolution ? C'est là le plus gros, le
plus important des problèmes que Ve¬
nise doit pouvoir résoudre.
Vus par le petit bout de la lorgnette,
les problèmes que Venise doit affron¬
ter pourraient apparaître comme une
affligeante accumulation de facteurs
naturels et de mauvaise volonté
humaine. Pourtant, ils n'expriment rien
d'autre que l'évolution lente d'un mi¬
lieu. L'action de l'homme s'inscrit dans
le cadre de cette évolution.
Pour tenter de résoudre ces problè¬
mes, il faut analyser tous les éléments
de la vie vénitienne, en associant les
compétences des spécialistes de tou¬
tes les disciplines nécessaires à
celles des « médecins traitants » vé¬
nitiens.
Mais ce n'est pas seulement pour
l'étude et la recherche que la coopé¬
ration présente un intérêt :
elle est
également indispensable à la décision
et à la mise en
des moyens
mis à sa disposition.
Il faudra aussi de l'imagination, car
il sera nécessaire d'inventer de nou¬
velles techniques : dompter les cou¬
rants sans permettre à la lagune de
s'envaser, tuer les micro-organismes
de l'eau sans empoisonner celle-ci,
arrêter les effets des tempêtes sans
enlaidir la cité ni le site, consolider
Venise sans avoir besoin de la démo¬
lir pour la reconstruire ensuite, la gar¬
der pour le rêve sans perdre pour
autant le sens des réalités. Il y faudra
plus que du savoir et plus que de
l'imagination :
du génie. Il
serait
imprudent d'attendre que celui-ci vint
d'un seul homme, voire d'un seul
groupe de spécialistes.
Et il ne sert à rien de sauver les
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